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19.05.2023 : Stefano Saccon, saxophoniste professionnel et Directeur de l'EMA : "le domaine des musiques actuelles est très vaste et ne cesse de se transformer".

19 mai 2023 par
19.05.2023 : Stefano Saccon, saxophoniste professionnel et Directeur de l'EMA : "le domaine des musiques actuelles est très vaste et ne cesse de se transformer".
VPI

> > Bonjour, Stefano, tu es professeur de saxophone et saxophoniste professionnel, ainsi que directeur de l’EMA – anciennement ETM – depuis huit ans. Avant d'en parler, pourrais-tu nous présenter de ton parcours ?

J'ai un parcours assez singulier pour un saxophoniste, dans le sens où j'ai commencé la musique par le piano classique. C'était une volonté de ma mère, parce que sa sœur était chanteuse d'opéra. Ma mère n'a jamais fait de musique, mais elle m’a mis un piano dans les mains. J'ai eu plus ou moins du plaisir parce que c'était du piano classique et que j'ai été obligé de jouer des menuets qui étaient assez insipides. Donc très vite, j’ai commencé à lire d'autres musiques, comme Bach, car je trouvais que c'était exceptionnel au piano. Mais je ne faisais pas mes devoirs, et je n’avais pas forcément une relation très stimulante avec l'instrument. Et puis à un moment donné, mon frère qui est antiquaire est rentré à la maison avec un saxophone, un Selmer Mark VI. Il l'avait trouvé aux puces, je crois…


> Il a commencé tout de suite avec le top…

C'est un pur hasard, et ce n'était même pas pour moi, c'était pour lui. Il était guitariste classique à la base, mais il voulait faire du saxophone. Et puis, après quelques semaines, il est venu vers moi et m’a dit "c’est un peu trop difficile pour moi ; est-ce que tu voudrais en faire ?" Et je me suis mis à faire du saxophone. A cette époque, j'étais au collège Voltaire. J'étais rentré en section artistique-musique et c'était une période fantastique parce que dans la classe de première année, il y avait Marc Erbetta, le batteur qui a progressé énormément avec Erik Truffaz, et puis Benoît Corboz, qui est le pianiste claviériste actuel d'Erik Truffaz. Il y avait aussi Natacha Casagrande, qui est une cheffe de chœur exceptionnelle. C’était un concentré de futurs artistes, et une période très stimulante.

Donc à ce moment-là, il y avait Benoît qui jouait du piano dans des supers groupes, et moi qui m'emmerdais à jouer mes menuets (rires)... Mon frère m’avait conseillé de prendre des cours avec Benoît, ce que j’ai fait. J’ai pris quelques cours d'improvisation au piano. Et en parallèle, je me suis mis à jouer du saxophone et c’est comme ça que je suis devenu saxophoniste. Mais après un parcours aussi obligé et contraignant, il était improbable que je devienne musicien professionnel aux yeux de ma chère maman. 


Donc après une maturité artistique-musique, j’ai voulu poursuivre à New York la formation que j'avais commencée au Conservatoire Populaire avec Luc Hoffmann – qui était un fantastique saxophoniste, clarinettiste, et flûtiste, et qui jouait dans le Groupe Instrumental Romand (GIR) avec Tony D'Addario, Robby Seidel…  J’ai d’ailleurs eu la de chance de pouvoir aussi les côtoyer sur scène. Mais pour revenir à mon parcours, j'ai pris une année sabbatique où j'ai voyagé, puis j’ai fait un Diplôme d'architecture à l'EAUG – l'équivalent d'un master en architecture aujourd’hui. Cela m'a permis, au bout du compte, de valider ma volonté première auprès de ma mère qui était de commencer à faire vraiment du saxophone. Je lui ai donc apporté mon diplôme et lui ai dit "voilà, j'ai fait mon diplôme, maintenant je fais du saxophone." 


Donc ça a eu un coût, mais c'était un parcours intéressant, d'autant plus que j'avais présenté "Démolition et reconstruction de l’AMR, un centre musical à Genève" pour mon master d’architecture en 1994. Entre ces plans que j'ai retrouvés dernièrement et le projet actuel du Centre des Musiques Actuelles que je mène, je me suis rendu compte que c'était finalement un projet de vie. Si je n'avais pas fait d'architecture, ce centre n’existerait peut-être pas aujourd’hui, et en tout cas, je n’aurais pas pu mener à bien ce projet du début à la fin.


> Et quelle est ton actualité aujourd'hui ?

Mon actualité aujourd'hui en tant que musicien, c'est que j'ai retrouvé énormément de plaisir à travailler. J'avais un peu perdu ça depuis cinq ans. Justement, au début du projet (le projet de bâtiment des musiques actuelles où se trouvera l’EMA, Ndr), où j'ai dû mettre beaucoup d'énergie pour que les choses avancent, notamment trouver des fonds et essayer de définir vraiment le projet dans tous ses détails, j'avais mis la musique en stand-by. Mais je me suis rendu compte que sans elle, j'étais beaucoup moins équilibré, donc j'ai recommencé à travailler l'instrument. Et puis j'ai eu aussi la chance de retrouver un ancien quartet avec lequel j'avais enregistré mon dernier disque il y a dix ans, en 2013, dans les caves de l’AMR : Andy Byron à la batterie, Alfio Origlio au clavier et piano, et mon vieil ami Christophe Chambet à la basse. 

On s'est retrouvé un peu par hasard. J'avais essayé d'autres formules, et puis je me suis rendu compte qu'on avait un son qui avait bien mûri et une facilité à jouer ensemble qui était jouissive. Donc j'ai repris ce projet, mais je ne démarche pas pour ça. Ça vient d'un coup, on me demande si je suis disponible avec mon groupe, et on va jouer pour l’occasion. Donc on fait au maximum trois ou quatre concerts par année. Par contre, j'ai beaucoup de plaisir à animer des soirées privées, à faire des apéros où personne n'écoute, mais où tout le monde est content. J'adore faire ça. Je trouve que c'est un job essentiel dans notre société. C'est aussi un job de résistance par rapport aux musiques d'ambiance que les DJ peuvent passer, ou les playlists que l’on entend.


> Tu arrives avec une base sonore ou tu y vas carrément tout seul avec ton sax ?

En général, j'y vais en duo avec un pianiste ou un guitariste, et puis on joue différents styles de musique sur une ambiance demandée. C'est extrêmement formateur, pour moi. C'est un conseil que je donne après aux jeunes musiciens… Dans ce type de situation, on est confronté à un cahier des charges. On n'est pas là comme artiste, on est là comme artisan, avec un savoir-faire, face à des exigences. Il ne faut pas jouer trop fort, pas jouer trop vite. Il faut savoir s'arrêter. Il faut avoir une humilité extraordinaire, c'est à dire que pratiquement – effectivement – on n'est pas en situation de valoriser ses compétences. Mais par contre, le succès pour moi, c'est quand personne ne dit rien. Ça veut dire qu’au moins on n’ennuie pas les gens. C'est la marque du succès : dans ce contexte, on est en fait là pour contribuer au bien-être des gens, et enrichir leurs moments de partage. Ça me touche beaucoup parce que s'il n'y avait pas la musique, ce serait peut-être beaucoup moins convivial, et les gens passeraient un moment potentiellement moins agréable. Et ça c'est essentiel.


> Quelle différence y a-t-il pour toi entre le fait de passer de la musique de fond et celui de faire jouer des musiciens en live dans ces environnements ?

Ça fait toute la différence ! Déjà, le son. Un son de saxophone qui sort du pavillon a une autre énergie qu’un son de saxophone qui sort d’un CD. C’est une autre vibration. Et puis la musique enregistrée qu’on passe ne s'adapte pas aux lieux et aux moments. Alors que nous, en tant que musiciens, même si on joue régulièrement des standards connus, on ne va pas les jouer de la même manière selon l’ambiance du moment. On adapte le répertoire, la dynamique, l’énergie avec l’ambiance dans l’instant.


> Et puis tu as aussi le Big Band de Suisse Romande, non ?

Pour moi, le Big Band, c'est Hollywood. C'est l'orchestre symphonique version jazz qui n'existe pratiquement plus dans notre région, en tout cas pas à un niveau très professionnel. C’est un projet qui me tient très à cœur, mais qui me demande beaucoup d’énergie. J'ai monté le Big Band de Suisse Romande il y a dix ans. Ma volonté était de créer une plateforme où les musiciens expérimentés et les musiciens issus des écoles pouvaient se rencontrer, mais dans un contexte professionnel. Je l'ai mis à l’arrière-plan ces dernières années, non seulement à cause du Covid, mais aussi parce que c’est un investissement fou pour trouver des concerts et surtout des moyens pour payer les musiciens. Mais c’est quelque chose que je veux absolument reprendre.


> Quel est le concept de base derrière le Big Band de Suisse Romande ?

Je dirais que nous avons trois axes. Le premier, c’est de répondre à des besoins de musiciens étrangers en tournée dans la région. Et ça, je l'ai vécu quand j'ai été invité pour l'hommage à Claude Nobs à Montreux, juste après son décès. J'avais pu jouer avec François Lindemann en quartet là bas. En fait, toute la soirée était animée par le big band de Pepe Lienhard. Et je me suis dit "c'est fou parce que ces gars accompagnent les meilleurs artistes du monde qui sont là pour un hommage à Claude Nobs" et nous, en Suisse romande, on n'a rien à offrir de ce niveau. Je trouvais que nous n’étions pas assez ambitieux et ça m’a un peu fâché (rires). C’est de là qu’est née l'idée d'avoir un big band qui, d’une part, sensibilise le public à l’histoire du big band, mais aussi à sa richesse, et à sa palette musicale extraordinaire. 

Le deuxième axe est de relier l'histoire du big band avec la notion de la danse, c’est-à-dire avoir deux répertoires réguliers : l’un autour de la musique Cotton Club, et l’autre autour de la musique cubaine d’époque pour faire danser les gens. Et le troisième axe est de valoriser les compositions et les arrangeurs de notre région, comme nous l’avions fait avec l’hommage à Robby Seidel et Alain Guyonnet. Avec le nouveau Centre des Musiques Actuelles, on aura un espace plus accueillant et j’espère que je pourrai surtout dégager un peu plus de temps pour aller chercher des fonds pour faire vivre ce projet. Ça me tient très à cœur.


> Vous envisagez d’enregistrer ?

Notre dernier album date d’il y a dix ans, comme je l'ai évoqué tout à l’heure, et il a été enregistré en live dans les caves de l’AMR. Et c’est vrai que j’aimerais bien pouvoir enregistrer un nouvel album, avec potentiellement des nouvelles compositions. Pas forcément parce que j'ai pas mal de compos qui sont, je trouve, de qualité et que je pourrais tout à fait reprendre, mais parce que j'aimerais bien pouvoir enregistrer dans de meilleures conditions, avec une acoustique meilleure, une plus grande qualité de production et de mixage. Cela me permettrait d'aller encore plus finement dans ce qu'on développe, c'est à dire la gestion du son du groupe.


> Et tu joues d'autres instruments ?

Je joue du piano, du saxophone soprano, aussi. Autrement, pour le reste, tous les instruments à cordes, je suis une vraie "pive". Je n'ai jamais compris, ça fait mal aux doigts. Non, je ne joue pas d'autres instruments (rires)…


> Quels sont tes styles de musique préférés, et comment tes préférences ont-elles évolué avec le temps ?

J'ai énormément évolué par rapport à mes préférences. Et si j'ai changé ces dix dernières années, c'est pour être le plus proche possible de ce que j'entends et être le plus proche possible de l’émotion quand je joue. Au début, j'ai énormément travaillé le Bebop – ça me paraît très difficile de ne pas passer par là en tant que saxophoniste. J'étais aussi très sensible aux musiques à connotation plus commerciale, notamment à toutes les productions de la côte ouest qui étaient très en contraste avec la production new yorkaise, beaucoup plus basée sur la virtuosité et sur une forme de concurrence "athlétique". Personnellement, j'étais pris dans cette dualité, mais la virtuosité, le Bebop, puis assez vite, la complexité rythmique – avec Steve Coleman – toutes ces démarches, ont capté mon intérêt. J'ai travaillé énormément sur l’indépendance rythmique, sur le fait de pouvoir taper des métriques complexes et de pouvoir en même temps improviser sur des grilles pas forcément logiques, c'est à dire en tout cas pas sous la forme ii-V-I ou iii-vi-ii-V-I, les choses standards issues du Bebop. C'était certainement une manière d'être dans l'air du temps, mais aussi de me prouver à moi même que j'étais capable de jouer sur des structures complexes.

Pourtant je me suis ensuite rendu compte que ce n'était pas forcément ce que les gens attendaient, et qu'ils préféraient de l'émotion. Les compositions que j'ai écrites durant cette période étaient effectivement complexes, mais j'avais tout le temps la volonté de faire en sorte que la mélodie soit porteuse, c'est à dire qu'on ne se rende pas compte de la complexité sous-jacente. C’est important qu'on puisse être absorbé par la mélodie d’un morceau. Pour les musiciens comme pour moi, ça nécessitait beaucoup de travail. Et puis, au bout du compte, c'est intéressant de se libérer d'une contrainte. Je pense que tous les artistes essaient de le faire : se libérer d'une contrainte complexe pour essayer de la transcender. Mais finalement, pour arriver à la transcender vraiment, il faut jouer beaucoup, pratiquer beaucoup en groupe.


> Ça donne quoi en pratique ?

Je joue sur des structures plus simples et j'essaye de jouer vraiment ce que j’entends, et juste l’essentiel, alors qu'avant, je jouais ce que je devais jouer parce que le cadre me l'imposait. Maintenant, je joue plutôt l'instant, ce que je ressens. Un peu comme si c'était la dernière note à jouer avant de mourir… Je me sens beaucoup plus proche de moi-même. Je n'ai jamais été aussi heureux de mon son qu’à présent, alors que j'ai flippé pendant 40 ans. Je n'avais jamais été satisfait de ce que je projetais. Je voulais tout le temps être quelque part, ressembler à un autre, ou m’améliorer, trouver une solution à travers un bec, à travers ceci ou cela. Je n'étais finalement pas en phase avec qui j'étais. Et puis maintenant, je crois avoir trouvé cette résonance intérieure à travers mon parcours.


> Quelles sont tes références musicales sur ce chemin ?

Je n'écoute plus beaucoup de musique classique à part de l'opéra, notamment Puccini. Mais par contre, j'aime beaucoup travailler Bach au saxophone. D’abord parce qu’il y a une exigence technique importante, et puis c'est chaque fois tellement beau… Pour un instrument mélodique, c'est fantastique de pouvoir sentir toute la structure harmonique qu'il y a derrière un morceau, et Bach me donne ce plaisir au même titre que Coltrane. Je pense que ce sont les deux personnes qui ont été mes références permanentes par rapport à cette recherche de cohérence entre la mélodie et l'harmonie. 

Par rapport aux autres influences que j'ai eues, je dirais qu'il y a une très grosse et très forte influence de Cannonball Adderley, qui ne s’est jamais amoindrie et qui est encore plus forte maintenant parce que justement, Cannonball est un des rares saxophonistes que je réécoute constamment, qui ne m'ennuie jamais, et qui me surprend tout le temps par la fraîcheur de son propos. Il est tout le temps au bon endroit, au bon moment, avec un timing monstrueux, avec un feeling blues exceptionnel, avec une jovialité, un plaisir de communiquer que je ne retrouve nulle part ailleurs.


> Sur quel modèle de saxophone joues-tu aujourd'hui ? Et pour quelles raisons ?

Je joue actuellement sur l'instrument le plus miraculeux que j'ai découvert : c'est un Yanagisawa WO35 en argent massif – tout sauf la culasse. C'est l'instrument le plus facile, le plus régulier que j’ai eu à jouer. Comme je te l'ai dit, j'ai commencé avec un Selmer Mark VI. J'aimais bien, mais vu que je n'avais pas de référentiel, j'ai commencé à toucher à d'autres instruments, notamment de la marque Martin dont jouait Art Pepper. Après, sous l'influence de Cannonball, je me suis dit que ça serait bien que je me mette à jouer son saxophone – un King Super 20 Silver Sonic, avec le bocal et le pavillon en argent massif. J'avais trouvé un instrument parfait, magnifique, je ne sais plus par quel biais. Le son était fantastique, très souple, mais difficile au niveau de l'intonation. En tout cas, moi, je n'arrivais pas à le maîtriser. Ensuite, j'ai fait des allers-retours avec différentes marques. Un des instruments sur lequel j’ai joué longtemps, c'était un Advances que j'avais découvert chez Servette-Music. J'avais trouvé que c'étaient des instruments très stables, une manufacture exemplaire et aussi un son très large. Je les utilise d’ailleurs toujours au niveau de l’alto, mais plus en soprano. Je dois dire qu'à l'alto, j'ai tout le temps essayé de sonner comme un ténor, parce que l'alto est assez vite agressif et pas très sexy, quelque part, si on ne le tend pas, on ne le fait pas vivre. Puis, ces Advanced – en tout cas le modèle Bronze – on a l'impression qu'il sont déjà très vieux.


> Il est vieilli, oui.

Ça lui donne un potentiel sonore assez exceptionnel. Mais évidemment, quand j'ai découvert le Yanagisawa en argent massif à travers un ami, je suis tombé à la renverse. Il y avait tous les ingrédients, mais en plus une richesse, une subtilité, et la possibilité de gérer les dynamiques comme je ne l'avais jamais vécu auparavant. Même si on joue pianississimo, il y a du son partout. Je pense que l'argent joue un rôle, car je ne vois pas quel autre paramètre pourrait être la raison de ce son splendide. Donc je joue ça. Et puis le fait d'avoir eu cet instrument me stimule encore plus parce que je n'ai plus de doutes : je trouve que je sonne bien, et ça fait du bien parce que quand t'es en galère, tu te dis "mon son n'est pas terrible, et les aigus font mal", tu commences à te détacher de l’instrument et à prendre moins de plaisir à travailler avec. Là, je ne me pose plus de questions, ça sort et c'est vraiment fantastique.


> Puisque justement tu nous mentionnes, comment décrirais-tu ton expérience avec Servette-Music ?

Servette-Music reste la référence en termes de magasins pour les instruments à vent, pour les essais, la flexibilité, et le service. J’étais déjà venu quand j'avais eu mon Mark VI, il y a 40 ans, donc elle remonte à loin. Je venais ici le faire régler, et il y avait René qui me conseillait les becs à essayer. Il a toujours la même fraîcheur 42 ans après d’ailleurs, c'est incroyable. Et puis je me rappelle d'Yves Imer qui m'expliquait comment il fallait jouer du saxophone alors qu'il était guitariste, mais c'était fait avec tellement d’amour… Après, je suis revenu alors que j'étais directeur de l’EJMA, aussi pour des histoires d'échanges de becs (rires). Je trouvais dommage que mes profs ne puissent pas faire essayer du matériel aux élèves qui étaient novices et qui arrivaient avec des becs standards. C’est important d'un point de vue didactique, de pouvoir dire "écoute la différence entre un bec en métal, un bec jazz, etc." Donc on a commencé un partenariat avec Servette-Music : on avait un stock de becs à l’EJMA à Lausanne, et on a des hanches, des cordes et tout ça au sein de l’ETM, qui est maintenant l'EMA.


> Les musiciens ont parfois besoin d’essayer des choses, c’est injuste de leur faire acheter des trucs quand ils ne sont pas sûrs que ça va les aider…

Voilà, il y avait cette souplesse, ce service aux clients que tu ne peux pas avoir quand tu es sur Internet. Parce que ça m'est arrivé aussi de commander des becs que vous ne pouviez pas avoir. Je les ai commandés, payés, je les ai joués quelques semaines et puis je me retrouvais avec deux sacs pleins de becs inutiles. La belle relation que nous avons tissée depuis que je suis directeur de l'EMA depuis huit ans, elle repose sur ce côté compétences-métier que vous avez sur ce que vous vendez. Vous savez à qui, et pourquoi. Vous êtes vraiment des conseillers, et pas uniquement des vendeurs. Le business est bien sûr important, mais à travers notre partenariat, je crois qu'on a réussi à élaborer quelque chose qui permet à nos élèves d'être vraiment conseillés, et surtout de prendre le temps de s'investir dans quelque chose.


> C’est dans l’ADN de la maison, c’est vrai, mais c’est nécessaire aussi. Tout le monde sait bien que les musiciens ne sont pas riches !

Il y a une sorte de respect sur cet investissement, sur le coût des choses, qui est possible justement parce qu’il y a Servette-Music quand on fait des masterclasses autour des amplis Fender, ou cet historique sur les saxophones qu’on avait organisé… Vous proposez une vraie connaissance des instruments qui est assez rare et qui tend à disparaître. Parce que maintenant, on baisse les prix, il faut faire un minimum de marge, il faut que ça tourne. Cette relation là, vous la vivez certainement, mais ce n'est pas une priorité pour ce que je ressens. 


> On essaie effectivement de proposer un partenariat autour d’une passion commune plus qu’une relation purement commerciale, et on est très heureux quand les gens le remarquent et en profitent…

Et puis je crois qu'on a réussi à faire quelque chose de beau ensemble ! Je me réjouis qu'on reprenne effectivement les masterclasses parce que c'est une vraie valeur ajoutée en termes de pédagogie et de relations de travail. Nous, on donne des cours de musique mais les instruments, il faut bien les acheter quelque part, et il vaut mieux les acheter chez des gens qui ont des compétences dans le conseil plutôt que de faire fausse route en commandant ça sur Internet.


> Pourrais-tu également nous présenter l’EMA, son organisation, ses piliers, différences avec les autres écoles, les enjeux actuels.

L’Ecole des Musiques Actuelles, anciennement ETM, est née en 1983, et fête donc ses 40 ans cette année. Elle a été créée par Gabor Kristof, qui était guitariste et qui a eu énormément de courage car il est parti de rien, sans aides. C’était la première école de rock de Suisse romande, et il a réussi à la faire reconnaître par l’Etat pour qu’elle puisse être subventionnée. Nous avons à présent changé de nom car ETM voulait dire Ecole des Technologies Musicales, ça avait du sens d’en parler en 1983. A l’époque, avec l’apparition des premiers ordinateurs Atari, de la MAO, c’était quelque chose de précurseur. Mais aujourd’hui, cette expression fait résonner quelque chose de froid plus que musical. Quand j’ai repris la direction de l’école, c’était donc l’Ecole des Technologies Musicales et des Musiques Actuelles, ce que je trouvais un peu long, donc j’ai décidé que l’ETM était l’Ecole des Musiques Actuelles. On a dû attendre huit ans pour passer à la phase finale, c’est-à-dire d’arriver au point où l’Ecole des Musiques Actuelles s’appelle l’EMA.

L’une des choses importantes concernant l’EMA est que c’est une école accréditée par le DIP. On a donc passé plein d’épreuves, de tests pour obtenir une subvention annuelle garantie sur un exercice quadriennal, qui certifie aussi notre alignement avec les règles du DIP en termes de qualité de la formation. Cela implique la gestion réussie de beaucoup de paramètres pour respecter les exigences de l’Etat, et nos exigences à nous : nos valeurs, nos démarches pédagogiques. Et aujourd’hui, à Genève, l’EMA est la seule école accréditée qui offre une formation en musiques actuelles. Les autres font plutôt de la musique classique et un peu de jazz.

Je ne considère pas ces écoles comme concurrentes, car je ne vois pas les choses ainsi en termes de formation et de culture. Nous sommes là pour les élèves, pas pour défendre une école. Notre objectif est de pérenniser notre importance au sein de la société auprès des jeunes et des moins jeunes, et toutes les écoles collaborent en principe à cela ensemble.


> Et les musiques actuelles ?

Nous proposons aussi du jazz, ce n’est pas l’axe majeur de l’école à ce jour, mais nous allons pouvoir développer cette offre ces prochaines années. En effet nous avons la chance d’avoir des enseignants à l’eMa qui sont la crème des jazzmen de la région (Erwan Valazza avec le groupe MOHS, Louis Billette, Zacharie Ksyk, Maxence Sibille et Matthieu Llodra avec le groupe KUMA et Léo Tardin de Grandpianoramax). 

 Nous avons aussi la moitié des membres du groupe de metalcore Nostromo (Lad Agabekov et Maxime Hänsenberger), qui jouit quand même d’une notoriété internationale depuis 30 ans et, enfin, Christophe Godin, une figure de proue du rock français avec le polyvalent bassiste Ivan Rougny…



> Comment l’enseignement de la musique a-t-il évolué pour vous avec les tutos sur internet, les cours en ligne, etc. ?

Cette question touche à l’analyse des risques d’une école de musique. On se demande bien sûr quels sont les concurrents, quels sont les effets sur les inscriptions, etc., mais depuis 13 ans que je dirige des écoles, je pense finalement que toute cette offre sur internet, souvent gratuite, n’a pas eu un impact négatif pour nous, au contraire. C’est l’occasion pour des gens curieux de commencer : ce n’est pas cher et c’est très accessible. Certains poursuivent certainement tout seuls, et d’autres abandonnent, Mais si quelqu’un accroche vraiment et souhaite développer ses compétences instrumentales, il finira par aller dans une école, comme nous avons pu le remarquer. La même chose m’arrive à moi quand j’essaie de perdre du poids et de devenir plus beau en regardant des vidéos : il faut d’abord une discipline de fer, et puis on ne voit pas les détails, on n’a pas de retour sur sa propre exécution… Un coach va accompagner et corriger, conseiller des approches un peu différentes pour y arriver, ce qu’une vidéo n’apporte pas.

Par contre, ce qui a été intéressant avec la pandémie, c’est l’apparition de la notion de cours présentiel et distanciel. On s’est rendu compte que l’enregistrement audiovisuel renfermait un potentiel important pour l’automatisation de certaines choses. Par exemple, un prof de piano répétera les exemples d’harmonisation de la gamme majeure des centaines de fois au cours de sa carrière. Or c’est toujours le même discours. Le suivi est différent, mais l’explication de base reste la même. Avec l’audiovisuel, on le fait une fois pour toutes. On stocke l’information et l’élève peut la découvrir, la réécouter, et revenir dessus à sa guise. A travers cette expérience, nous avons commencé à développer un système d’outils interactifs avec un intranet pédagogique à travers lequel les élève et les profs ont accès à leurs devoirs, à leurs partitions, à leurs tutos. Pour revenir à ta question, quelque part ça ouvre la possibilité pour l’école de proposer ses contenus, avec en plus un suivi de proximité, qui est potentiellement intéressant.


> En tant que directeur d’école, tu as une démarche assez particulière il me semble ?

Depuis que je suis directeur, je refuse d’imposer à mes élèves d’apprendre le solfège avant de commencer à apprendre un instrument. Je pense que c’est une erreur fondamentale et une hérésie pédagogique. En tant qu’enfant, on apprend à parler avant d’apprendre à écrire. Et en musique, il faut se placer dans l’aspect ludique, dans le son, tout de suite, et apprendre ensuite à mettre des mots sur ce qu’on vit et les codes pour en parler avec les autres. 

Je travaille donc avec la responsable de la filière pédagogique de la HEM de Genève sur le fait de revenir à la source pour définir l’enseignement des musiques actuelles. La musique classique et son enseignement sont formalisés depuis bien longtemps maintenant, mais l’histoire des musiques actuelles est beaucoup plus floue. Parce qu’à l’origine, c’est une transmission de savoir uniquement orale. Le blues, la musique traditionnelle africaine, ce n’est pas écrit. Mais cela s’est standardisé au fur et à mesure que les notions de connaissances théoriques et du solfège sont rentrées dans ces traditions. Mais en tant que directeur d’école, pour faire en sorte qu’un établissement soit accrédité et reconnu, il fallait qu’il s’inscrive dans un cadre fixé par les institutions de l’Etat. Or dire "nous, on fonctionne à l’oreille", c’est difficile à défendre dans ce contexte. C’est d’ailleurs un des défis que les écoles de jazz américaines ont relevé avec brio. Les virtuoses qui en sortent ont une oreille phénoménale, savent tout lire, savent tout jouer. 

La question qu’on se pose maintenant, en marge du jazz qui est déjà bien institutionnalisé, est celle de savoir quel est le vrai pedigree de l’enseignement de la musique dite actuelle. Par exemple, dans un groupe de rock, on fonctionne avec une grille, et on passe beaucoup d’heures dans une cave à essayer des trucs et à répéter. Pour coller à cette réalité des musiques actuelles, nous cherchons à deviser une méthode qui partirait plutôt de ça au lieu de superposer le classique, le jazz, et le reste pour en faire artificiellement un ensemble monolithique. Je pense que cette démarche va renforcer notre historique et va inspirer les autres démarches pédagogiques. Je parle beaucoup avec mes profs de l’importance de l’oreille, du fait d’apprendre à chanter une mélodie avant d’apprendre à la jouer sur l’instrument, et d’avoir une connexion directe entre l’abstraction de la note et la concrétisation du son au niveau des doigts, de la bouche, etc. C’est ça qu’il faut transmettre, à mon sens, car la musique, ça se vit avant tout.


> La presse a parlé il y a quelques mois du déménagement de l’EMA vers des nouveaux locaux, qu’en est-il du projet ?

La situation est la suivante : nous sommes aujourd’hui au premier étage d’un immeuble des Acacias, avec une entrée qui fait penser à une station de métro parisien, à peine 800 m2 d’espace, et une salle de concert qui peut accueillir 40 personnes assises et 80 debout. Et bientôt, nous allons passer à 3000 m2 avec 35 salles de répète complètement insonorisées et équipées, et il sera possible de faire des enregistrements dans toutes les salles du rez-de-chaussée. Ce sera donc pratiquement un studio de 1000 m2 avec la possibilité de faire des enregistrements vidéo que nous mettrons à disposition de nos élèves, mais qui sera aussi accessible à la communauté. 

Par ailleurs, avec le Centre des Musiques Actuelles, un projet qui vise à mélanger les genres et à permettre aux gens de se rencontrer, nous avons deux salles : un club qui pourra accueillir 140 personnes assises et 200 personnes debout, soit le triple de ce que nous avons actuellement, et l’emblématique salle Ansermet, qui avait été conçue par ce brillant musicien en collaboration avec la RTS pour des captations. 

Pour la salle Ansermet, elle peut accueillir 300 personnes, et elle a une acoustique exceptionnelle, mais y jouer des musiques amplifiées était impossible, car elle a un taux de réverbération de 1,6 secondes. Donc nous la transformons actuellement pour la rendre polyvalente. Nous avons fait venir un acousticien de Bruxelles pour travailler sur ce projet, et nous avons conçu une structure avec des panneaux amovibles avec un côté réflecteur et un côté absorbant, qui permettront de faire passer le taux de réverbération de 1,6 à 0,9 seconde, ce qui permettra de jouer avec des instruments amplifiés. Il sera également possible d’y faire de la production, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent. Nous avons aussi un système immersif, qui permet d’avoir un son qui vient de partout à la fois. La vocation du club sera par contre plutôt d’être un espace pour les musiques metal, electro, et je me réjouis de voir les auditeurs de baroque côtoyer les fans de metal au bar et échanger ensemble. 


> L’ambition du Centre des musiques actuelles est-il alors de prendre la place de la Cité de la musique ?

Non, car la Cité de la musique n’était pas portée sur les musiques actuelles, ce qui est certainement une des raisons de son échec. Quand j’ai appris que ce projet existait, j’ai été triste de constater que nous, enseignants et interprètes de musiques actuelles, n’étions pas estimés et pas valorisés à travers lui. Le projet du Centre des Musiques Actuelles est justement une réponse à ce manque. Quelque part, nous pallions cette lacune de la Cité de la musique. Le but de ce projet, qui bénéficie de beaux outils au cœur de la ville, c’est de montrer ce qu’on peut proposer, et de dire aux gens : "venez nous rencontrer".


> La plupart des jeunes écoutent pourtant des musiques actuelles, semble-t-il.

Depuis 13 ans que je dirige des écoles de musique, j’ai constaté que même si les musiques actuelles bénéficiaient d’une certaine reconnaissance de la part des pouvoirs publics, elles étaient beaucoup moins considérées que le domaine classique. Sans parler d’injustice, je pense qu’il faut absolument prendre conscience que les musiques actuelles sont tout aussi sérieuses que la musique classique, et qu’elles sont tout aussi importantes en termes de développement cognitif, avec des spécificités – par exemple, la notion de groove est très importante alors qu’elle n’existe pas en classique. Et puis au fond, c’est paradoxal : on a des parents qui mettent leurs enfants dans une école classique, mais quand ils sont dans le tram, ils ont quoi dans leurs écouteurs, ces élèves ? Pas du Bach ou du Mozart, mais des musiques actuelles… Pour information, sur environ 10’000 élèves subventionnés, il n’y en a que 400 qui étudient les musiques actuelles.


> A quoi mesures-tu le succès de ce projet ?

Pour moi, le succès de ce projet sera établi quand la population et les autorités auront pris conscience de la richesse d’une formation dans le domaine des musiques actuelles et des talents que nous avons chez nous en la matière.


> Tu composes de la musique ?

J’adore composer, même s’il me faut du temps. J’ai pratiquement écrit tous les morceaux sur mes albums, mais c’est du travail : il faut les arranger, les mettre en scène, avec l’orchestre choisi. Par contre, je n’ai aucune compétence pour écrire pour les big bands, par exemple.


> Quels sont tes grands chantiers alors en ce moment ?

L’urgence avec l’EMA, c’est de visualiser le côté opérationnel. Il faut savoir ce qu’il va s’y passer, parce que d’avoir deux salles peu exploitées serait dramatique. Je vais donc me décharger de beaucoup de charges administratives pour me consacrer au rayonnement de l’école, et au fait de construire des passerelles avec d’autres structures. Mais en tant qu’école, on n’est pas là pour programmer : il y a une visée pédagogique à tout ce qu’on fait. Avec les outils dont nous disposerons se pose la question de faire vivre le lieu avec une activité musicale dense, pluri-stylistique. J’ai donc besoin de mettre en place des collaborations pour faire des co-productions, et de cultiver autre chose que l’aspect purement pédagogique. Et puis juste à côté, il y a la tour de la radio ; on pourrait peut-être l’acheter (rires).


> Quels conseils donnerais-tu à de jeunes musicien.nes qui débutent au saxophone ou dans les musiques actuelles ?

Je demande à tous mes élèves pourquoi ils font de la musique, et ils me répondent parce qu’ils aiment ça. Ensuite, je leur demande pour qui ils font de la musique. Là c’est plus flou : "pour mes parents, pour mes copains…" Et je pense que c’est pourtant une réponse essentielle à trouver pour soi. Quand on veut devenir musicien professionnel, c’est important de prendre conscience de son rôle social en tant que musicien. La pratique d’un instrument dans un contexte professionnel est un chemin de croix. Il y a beaucoup de concurrence, peu d’endroits où jouer, et parfois rien ne marche. Pourtant, construire une vision de l’art dans la société, penser sa place par rapport à cela, tout cela permet de définir et de préciser son propre projet, et la façon dont on se projette humainement, aussi.