> Bonjour Afonso ! Merci d’avoir accepté de nous rencontrer. Peux-tu te présenter rapidement à nos lectrices et à nos lecteurs ?
Je suis musicien professionnel; je joue du basson au sein de l'Orchestre de la Suisse Romande (OSR) et je donne des cours à la Haute Ecole de Musique de Genève (HEM). Je suis né au Brésil, d’une mère brésilienne et d’un père d’origine italienne, et je suis arrivé en Europe quand j'avais vingt ans. J’ai principalement étudié à Vienne en Autriche, Berlin puis à Detmold en Allemagne, et pour finir, à Salzburg où j'ai terminé mes études.
> Comment as-tu commencé la musique, et comment es-tu venu au basson ?
J’ai commencé très jeune par le piano, que je joue toujours. J’ai obtenu un premier diplôme au piano et je jouais des récitals avec des sonates de Beethoven, des pièces de Schubert… Mais à l’époque – je n’avais même pas 15 ans – j’avais déjà compris que si je voulais devenir musicien, la vie de pianiste serait un peu solitaire. Ma maman m’a d’ailleurs rappelé un jour qu'enfant, je disais que "j’irai jouer dans un orchestre professionnel en Europe quand je serai grand".
J’ai aussi joué de la clarinette pendant un an et demi en plus du piano autour de mes douze ans. C’est un peu comme ça que je suis arrivé au basson, car je cherchais à jouer du répertoire baroque, que j’aimais beaucoup. Il y a notamment une partie de basson dans le 1e Concerto Brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach qui m’avait complètement ébloui. Mais j'ai vite compris qu'il n'y avait pas de clarinette baroque comme j'en cherchais à l'époque.
J'étais dans l'orchestre des jeunes de l'école dans ma ville natale, quand la chef d'orchestre est venue me voir un jour et m'a dit : "il nous manque un basson dans l'orchestre, on n'a pas d'élève bassoniste, tu veux bien t'y mettre ?" J'ai répondu "Avec plaisir, ok, mais je n'ai pas d'instrument et pas de professeur." Donc, ils m'ont donné un basson, un vieux bouquin avec des tablatures et des doigtés, une anche qui sortait d'on ne sait pas où, et je me suis mis à faire du bruit.
Donc j'ai commencé le basson comme autodidacte un peu par envie et un peu par hasard, et l'instrument m'a tout de suite passionné. Comme j'avais joué un peu de clarinette – je ne dirais pas que c'était facile – mais j'avais travaillé mon souffle, j'étais habitué aux mouvements des doigts et à la perspective. Peu de temps après, j'ai commencé à jouer des pièces classiques et d'autres dans l'orchestre. Ensuite, j'ai eu mon premier cours de basson, avec un professeur allemand justement, qui venait régulièrement en Amérique du Sud. C'est là que j'ai vraiment appris comment travailler, comment prendre soin de l'instrument... Il m'a donné des anches et du bon matériel pour avancer.
> C'étaient les vrais débuts pour toi ?
J'avais 17 ans, et ma vie de bassoniste a vraiment démarré à partir de ce moment-là, oui. Il fallait me décider, savoir si je voulais faire musicien ou pas. J'ai passé un examen pour entrer à l'université et devenir ingénieur agronome – ce qui n'avait rien à voir avec la musique, je te l'accorde – et puis j'ai passé un concours pour un poste dans un bel orchestre de la région de São Paulo. J'ai eu le poste dans l'orchestre, et j'ai laissé tomber l'idée de faire des études d'agronomie pour m'installer à 2500 kilomètres d'où j'étais né.
J'avais décidé de rejoindre cet orchestre aussi parce qu'il y avait un bon professeur de basson là-bas, qui enseignait le système allemand, justement. Je me suis dit que je pourrais travailler avec lui, relativement bien gagner bien ma vie, et prendre enfin des cours sérieusement. Mais lui, il m'a dit « si tu veux vraiment avancer, tu dois aller en Allemagne ». Avec son aide, j'ai donc postulé pour une bourse d'études et c'est comme ça que je suis arrivé en Europe.
J'ai commencé ma première année à Vienne parce qu'il y avait un professeur que j'aimais bien là-bas. Mais il n'y avait pas de place dans sa classe, et je me suis retrouvé pendant un an dans celle d'un ancien bassoniste de l'orchestre philharmonique de Vienne à la Haute École de Vienne. Je n'avais pas beaucoup d'argent pour vivre, parce que j'avais postulé pour des bourses d'études en Allemagne, et pas en Autriche, donc c'était la galère. Quand j'ai enfin eu une réponse positive pour une bourse d'études en Allemagne, je suis tout de suite allé à l'Académie de l'orchestre philharmonique de Berlin. Ensuite, je me suis rendu dans une ville qui s'appelle Detmold où j'ai obtenu mon premier diplôme de basson en Allemagne, et puis j'y suis resté presque quatre ans. J'ai poursuivi à Salzbourg pour un diplôme de soliste, et en même temps, je travaillais à Francfort dans un orchestre qui bossait par projets, ce qui me permettait de concilier mes études avec ma vie de musicien.
> Comment es-tu arrivé à Genève ?
J'ai rencontré mon épouse qui étudiait le piano aussi à Salzbourg. Après deux ans dans cet orchestre on s'est demandés où s'installer – deux jeunes gens qui finissaient leurs études – j'ai obtenu le poste à l'Orchestre de Suisse Romande vraiment par hasard, et ça fait maintenant 36 ans que je suis dans l'OSR.
> Tu donnes aussi des cours à la HEM depuis longtemps maintenant...
Quand on travaille dans un grand orchestre comme l'OSR, on est invité à des sessions spéciales, à faire des interventions dans les écoles, à donner des masterclasses. Je suis ainsi allé au Canada, au Japon, en Italie, en Amérique du Sud... On rencontre ainsi beaucoup de monde et les portes de l'enseignement commencent à s'ouvrir. C'est comme ça que depuis 22 ans, j'enseigne à la HEM.
A l’époque où j'ai commencé à y donner des cours, elle s’appelait encore Conservatoire de Genève. Suite aux réformes de Bologne, elle a été divisée en deux, et l’entité juridique/administrative, orientée sur les cours professionnels, est devenue la HEM. L’autre partie, qui donne des cours aux enfants et aux jeunes, a continué en tant que conservatoire de musique.
> Comment jongles-tu entre tes activités de concertiste et celles de professeur ?
En tant que musiciens professionnels participant à des projets externes ou des orchestres, les professeurs n’ont pas le droit d’avoir un poste externe à 100%, donc j’enseigne à temps partiel, mais mon emploi du temps reste chargé. Le taux d’occupation de ma classe varie entre huit et dix étudiants par semestre, et chaque étudiant reçoit 80 minutes de cours par semaine. En ajoutant la préparation et les charges administratives, cela me prend effectivement trois demi-journées d’enseignement par semaine, auxquelles s’ajoute mon travail de musicien professionnel en orchestre. Donc je travaille beaucoup; tout le temps, en fait, mais ce n’est pas le même genre d’effort, et je n’éprouve pas de fatigue mentale à travers l’enseignement. Physiquement par contre, c’est parfois éprouvant, mais je le fais avec plaisir car cela m’apporte beaucoup musicalement et humainement.
> Tu as eu un parcours très atypique et c'est assez fou d'être arrivé à ce niveau de maîtrise et de réussite professionnelle en ayant appris à jouer tout seul un peu par hasard...
Savoir jouer du piano m'a beaucoup aidé. Je pense qu'on y gagne beaucoup d’aisance en tant que musicien car on apprend l'harmonie, la manière d'interpréter un morceau, les bases théoriques sur lesquelles sont fondés les genres et leur expression. Jouer de la clarinette m'a aussi aidé un petit peu, physiquement pour approcher l'apprentissage du souffle et des doigtés. Mais c'est vrai que j'ai eu la chance d'avoir de belles opportunités de travail qui m'ont permis de progresser vite et dans les bons milieux.
> Tu te souviens des bassons sur lesquels tu as joué dans ta vie ?
Le premier basson sur lequel j'ai joué, et qui était dans l'école de ma ville un vieux truc très bas-de-gamme fabriqué en Tchécoslovaquie. Mais pour passer le concours pour le poste de l'orchestre du côté de São Paulo, un ami m'avait prêté un instrument "générique" mais correct, jusqu'à ce que je puisse m'en acheter un avec mon salaire. Ce premier basson que je me suis acheté moi-même, c'était un Schreiber – le moins cher que j'ai trouvé.
Beaucoup plus tard, quand je suis venu en Europe, j'ai joué un excellent Püchner, avec lequel j'ai fait mes études et passé le concours pour l'OSR. Et maintenant je joue un Heckel que j'ai commandé aussitôt après avoir eu le poste à Genève, et que j'ai attendu trois ans avant de recevoir ; j'ai attendu ensuite presque dix ans pour recevoir mon deuxième. Et il paraît que les listes d'attente aujourd'hui sont de seize ans... C'est très long !
> Heckel est effectivement un des meilleurs fabricants, qu'est-ce qui te plaît dans cet instrument ?
Heckel est un fabricant de bassons qui est lié à l'origine des instruments actuels, qu'il a développé en contact avec des compositeurs comme Wagner et Strauss, qui ont directement travaillé avec la maison. Pour ce qui est du système allemand, ce n'est peut-être pas le meilleur, mais c’est un instrument entièrement custom qui me permet d'avoir le plus de possibilités en termes d'exécution au niveau des couleurs et de la flexibilité. Dans un orchestre, je pourrais aussi jouer sur les instruments d'autres fabricants, car on s'habitue à tout. Mais comme soliste, on doit faire ressortir sa personnalité, et j'arrive à développer un son bien meilleur avec mon instrument actuel, auquel je me suis habitué, avec les nuances plus fines, avec une attaque plus franche.

> Tu écoutes quoi comme musique chez toi ?
J'écoute principalement du classique et du jazz. J'aime spécialement les symphonies de Mahler et celles de Wagner, mais je m'intéresse à tout, et mes préférences changent en fonction de mon humeur plus que de mes goûts. En jazz, j'aime beaucoup les choses un peu soft, comme John Coltrane plus que Miles Davis par exemple, et les grandes chanteuses comme Ella Fitzgerald ou Derry Blossom.
> Comment décrirais-tu ton expérience avec Servette-Music ?
C'est une longue histoire. J'ai connu le magasin de musique dès mon arrivée à Genève. J'ai rencontré René Hagmann, qui avait déjà bien sûr l'habitude de travailler avec mes collègues de l'OSR. J'ai eu de la chance tout de suite de nouer une excellente relation avec son équipe de professionnels hautement qualifiés pour les travaux dont j'avais besoin. Pour un professionnel de la musique, c'est une grande chance d'avoir accès à des compétences pareilles en plein Genève.
Quand j'ai besoin d'un avis ou d'un conseil, ou bien d'une réparation, de quelque chose de spécifique pour mon instrument, Servette-Music est l'équipe qui saura répondre à mes besoins, et même aller dans mon sens quand j'ai des idées. Par exemple, j'ai eu un souci avec un tampon un jour avant un concert, et vous avez réparé la défaillance en urgence, ce qui m'a sauvé la soirée. J'ai aussi fait une fois une suggestion pour améliorer le système par lequel on tient l'instrument, et vous avez travaillé dessus pour le faire évoluer. Le travail est aussi toujours impeccable.
A part cela, la collaboration étroite entre Servette-Music et la HEM nous permet d'avoir pleinement confiance quand nous envoyons nos élèves chez vous, puisque Matthieu et René nous consultent régulièrement pour savoir comment nous travaillons, ce que nous pensons de telle ou telle technologie ou d'un instrument en particulier. Comme nous les utilisons en contexte professionnel, nous échangeons dessus, c'est un partenariat pour le bien des élèves et de la musique en général !
> Quels sont les meilleurs souvenirs de ta carrière ?
Ma vie professionnelle musicale a été comme une succession d'expériences musicales un peu toutes plus extraordinaires les unes que les autres. A travers ce renouvellement constant, l'aboutissement c'est un concert, et après un nouveau projet s'enchaîne. C'est très excitant dans ce sens parce qu'on a toujours un nouveau défi, un nouveau chef, un nouveau répertoire. Et même quand on joue la même pièce pour la troisième ou quatrième fois, mais avec des chefs différents, avec d'autres collègues, et qu'on est dans une phase différente de sa vie, on a une autre compréhension de la pièce et de la musique. On ne s'ennuie jamais, on est toujours en mouvement, et l'expérience se renouvelle constamment.
Il n'y a donc pas un moment spécifique qui se distingue, car j'essaye de vivre la vie à chaque instant. C'est ça l'événement. En tant que musicien d'un grand orchestre professionnel en Europe (rires), je vis bien sûr des moments privilégiés, car nous jouons sous la direction de chefs fantastiques. Le répertoire, les pièces qu'on joue, sont aussi bien sûr phénoménaux. Je me souviens de Sanderling, par exemple, d’Armin Jordan aussi, et il y a notre chef actuel, Jonathan Nott, qui est incroyable. Avec lui j'ai énormément évolué dans mon jeu.
Et puis les professeurs s'invitent entre eux au sein des différentes écoles, et cela nous permet de rencontrer la crème de la crème des instrumentistes. On côtoie les meilleurs professeurs, les meilleurs étudiants. On peut ainsi découvrir des talents, et évaluer le niveau de notre école, et je dois dire que nous avons la chance à Genève d'avoir un niveau très, très élevé. Je ne pourrais donc pas dire qu'il y a un jour qui se démarque de tous les autres. Je continue à apprendre, à être étonné, et à jouer avec passion.
> Quels sont tes projets actuels ?
Je prends la vie comme elle vient donc je n'ai pas de projets proprement dits, mais j'aimerais élargir encore mon enseignement, ce qui veut dire faire des voyages plus fréquents. Et avoir plus de temps peut-être pour enseigner dans une université ou une autre école un jour en tant que professeur visiteur, une ou deux fois par semestre. J'aime coacher des jeunes musiciens qui sont en formation professionnelle, on peut gagner beaucoup d'expérience en les aidant.
> Quel conseil donnerais-tu à un.e jeune musicien.ne qui débute au basson ?
D'abord, le basson est l'instrument le plus beau qui existe (rires). Je pense qu'on peut tout jouer au basson de par sa tessiture, son caractère. Il a une sonorité très riche grâce à son anche double. Il est présent à travers toutes les époques de la musique, et il permet d'explorer un univers infini de répertoires et de variétés stylistiques.
Pour un jeune musicien qui choisit le basson – j'en connais de tout jeunes – ce qui est important c'est de cultiver l'amour de l'instrument, et aussi surtout le plaisir de jouer de la musique. Je pense qu'on joue de la musique et d'un instrument en particulier parce qu'on aime ça, et qu'il faut toujours s'en souvenir. C'est la passion qui nous guide. Le reste, comme maîtriser les techniques, devenir pro, donner des cours, c'est des effets secondaires. Au cœur de tout, il y a l'amour de la musique ; ça doit être l'élan vital quand on en joue.